La céramique d’artistes : ses origines
- La céramique d'artistes : ses origines
- Après Picasso : la fidélité à la faïence
- Le grès sauvage, triomphe des années 1970
- L'émail, la séduction de la couleur
- Les installations, la virtuosité
- La terre cuite, symbole d'indépendance
- Le raku, une révolution comme on les aime
- La ronde-bosse, la figuration en question
- Le décor, encore et toujours
Le point de départ : la génération des années 1930
La céramique d’artiste apparut avec l’adoption sans réserve du japonisme, découvert lors de l’Exposition universelle parisienne de 1878 ; après la période 1900 qui vit éclore « l’art nouveau », vers 1920-1930, une nouvelle génération imposa une autre cohérence, celle de la simplicité. D’un Georges Serré, qui s’imprégnait de l’influence vietnamienne, à Émile Lenoble, qui retrouvait le goût méditerranéen pour les décors géométriques en passant par Émile Decœur, qui a naturellement marié la perfection des grès Song à celle de la manufacture de Sèvres, tous ont créé des pièces aux formes pures, solides, dénuées de toute fioriture ; les décors s’y intègrent sans effort, la palette est souvent claire, l’émail onctueux. Le style des années 1925, aux décors floraux stylisés, leur convenait parfaitement.
Un homme, qui avait commencé comme la plupart par imiter les grès japonais, suivait un chemin personnel : Paul Beyer, qui devait s’éteindre à La Borne en 1945. Il avait adopté le grès brut de ce village austère mais bien français. Comme Chaplet vers 1880, il avait constaté que la fascination pour le grès extrême-oriental pouvait s’enrichir d’un regard pertinent sur les productions nationales de même nature. Chaplet en gagna l’audace de s’inspirer de l’Extrême-Orient, Beyer s’inspira de notre passé. Ainsi créa-t-il des objets familiers, des statuettes de saints, de paysans, des animaux de basses-cours. Il n’était pas le seul à avoir compris la leçon populaire : elle devait, soutenue par l’ambition intellectuelle d’un Georges-Henri Rivière, aboutir à la fondation du musée des Arts et Traditions populaires, après la Libération. Le galeriste et collectionneur François Guillaume, envoyant Jean Lerat à La Borne sous l’Occupation, raisonnait dans le même cadre de pensée. Constituant une sorte de passerelle avec les céramistes du xixe, Beyer a adopté le métier de potier de grès, alors qu’entre 1918 et 1945 ce métier avait eu tendance à reculer devant la concurrence, de la faïence moins onéreuse et plus facile à fabriquer.
Pablo Picasso (1881-1973)
Sous l’Occupation allemande, les céramistes continuèrent à travailler : les destructions rendaient leurs œuvres nécessaires, mais ils ne purent rien faire d’autre que prolonger les modes antérieures à 1939. À la Libération, un vent de bonheur souffla, attisé par un artiste exceptionnel : Pablo Picasso. On sait que celui-ci découvrit Vallauris en 1946, y retourna en 1947 et s’y installa autour de 1950, portant tout son intérêt à la céramique. Installé dans l’atelier Madoura, il s’empara de la terre comme il le fit de tant d’autres matériaux, il la décora avec son immense talent de peintre, la détourna afin d’en faire « du Picasso », prenant des lastres (plaques de terre qui servent à soutenir les pièces dans les fours et les empêchent de tomber pendant les cuissons) et les traitant comme une toile de tableau, des briques pour en faire des visages… Sur le corps d’un vase, il peignait une tête de bouc, sur le fond d’un plat une corrida tout entière. Ses céramiques, aujourd’hui célébrées par de nombreuses expositions dans le monde entier, ont dopé la production de faïence. Picasso était sans cesse entouré d’une véritable kermesse, il enthousiasmait les foules, passionnait les artistes.
Nous reviendrons sur l’influence durable de Picasso sur les productions du sud de la France : s’il n’a pas toujours été imité, loin de là, au moins son aura a-t-elle sans doute permis la permanence de l’usage de la faïence, par ailleurs si décriée par les potiers de grès.
Surtout, on parle peu de l’influence de Picasso sur ces derniers. Elle a été, pourtant, tout aussi importante, l’œuvre de Vassil Ivanoff en porte témoignage de façon visible, mais l’esprit contestataire qui a régné à La Borne dans les années 1950 peut être aussi, au moins pour partie, une conséquence de la libération des esprits entraînés à la suite de ce fol artiste.
Enfin, par-delà les océans, on doit reconnaître également la trace de son art sur les céramistes américains, en particulier Peter Voulkos11. Elaine Levin, The History of American Ceramics, 1607 to the Present, from Pipkins and Beans Pots to Contemporary Forms, New York, 1988, p. 200-205, et particulièrement la fig. 204 : elle fuit notoirement toute considération esthétique mais bien des œuvres de Picasso pouvaient, à l’époque, faire le même effet., même s’il préfère parler de l’influence qu’il a subie de la part des peintres américains de l’Action Painting, et de l’incontournable Bernard Leach : l’utilisation d’éléments tournés, détournés de leur vocation première pour participer à des constructions étranges, parfois rehaussés de traits peints, tout cela « sent » Picasso, très fortement. En outre, évidemment, et comme les Français contemporains, Voulkos adopta l’abstraction : les temps étaient mûrs pour cela, des deux côtés de l’Atlantique.
Bernard Leach (1887-1979)
On ne peut tarder plus longtemps de l’évoquer. Son rôle a été considérable, il s’est même accru au cours des décennies envisagées et encore en 2003 La Revue de la céramique et du verre a réédité son fameux Livre du potier. L’ouvrage, sous son titre originel, A Potter’s Book, a été publié à Londres, par l’éditeur Faber and Faber, en 1940. Cela aurait pu être considéré comme une date fatale. Le contraire se produisit : en France au moins, le livre ne fut guère lu, mais provoqua la naissance d’un mythe. Comme du xvie au xviiie siècle on avait rêvé faire de la porcelaine justement parce que l’on n’en saisissait pas la nature, au xxe siècle, les potiers voulurent reproduire les grès émaillés chinois ou japonais, parce qu’ils n’avaient guère d’idée de ce à quoi ressemblaient les originaux. La donation Calmann au musée Guimet ne date que du début des années 1970 et auparavant les collections françaises dans ce domaine étaient misérables ; Christine Shimizu observe volontiers que les copies françaises de bols japonais pêchent toujours par les talons ; cela s’explique, les potiers ne connaissent les originaux que par des photographies, ils n’en voient pas les bases.
Mais quoi de plus attirant que ce que l’on imagine sans le connaître ? On parla longtemps de ce livre, qui circulait sous le manteau, comme d’un ouvrage pornographique22. Anecdote racontée par Robert Deblander. Il ajoute qu’il dut à cet ouvrage d’apprendre l’anglais., que l’on ne comprenait guère (la première traduction, par l’éditeur parisien Dessain et Tolra, ne date que de 1973) car tous ces termes techniques étaient bien mystérieux.