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Techniques de céramique L’émail, la séduction de la couleur

L’émail, la séduction de la couleur

En 1940 est donc paru un ouvrage à Londres rédigé par Bernard Leach : A potter’s book. Étant donné la date de sa publication, la langue dans laquelle il a été écrit (sa première traduction par l’éditeur Dessain et Tolra ne remonte qu’à 1973), il est presque évident qu’il n’a guère été lu en France avant d’être traduit. Pourtant, tous les témoignages concordent : il a exercé une influence capitale. En effet, Bernard Leach était d’origine sino-anglaise. Sa découverte des grès chinois, sa rencontre avec le Japonais Shôji Hamada l’avaient convaincu de l’immense supériorité des céramistes extrême-orientaux (son livre, technique, explique comment les imiter), mais aussi de la naturelle beauté des grès traditionnels anglais. Somme toute, il avait écrit ce que Paul Beyer avait fait. Tous les esprits étaient prêts à retenir sa leçon japonaise : elle fut retenue. Elle le fut d’autant mieux que Bernard Leach, avec une étrange impudeur et une grande innocence, a été un propagateur éhonté de ses propres théories : dans tous les ouvrages qu’il a publiés par la suite, il affirme sans ambages son génie et celui de Hamada. Comment persuader si l’on n’est pas persuadé soi-même ? Il est persuasif . Quant à la leçon anglaise, elle fut superbement ignorée : quel Français aurait-il l’idée de prendre des leçons d’art auprès de la perfide Albion ? Seuls les potiers de terre vernissée (tel Gérard Lachens) eurent l’idée heureuse de regarder à nouveau la terre vernissée médiévale française ; elle est somptueuse ; mais cela ne relève pas de l’influence de B. Leach.

À vrai dire, on ne l’avait pas tout à fait attendu : les Lerat à La Borne faisaient du grès au sel, du grès à la cendre comme en avait fait Paul Beyer avant eux. Ils connurent Leach au début des années 1950 : il vint les voir et leur donna un exemplaire de son livre. Pour eux, au contraire, c’est la disparition de toute couverte qui fut signe de profonde transformation.

En 1981, les émailleurs sont déjà nombreux dans l’exposition « Céramique contemporaine, sources et courants » du musée des Arts décoratifs de Paris. Ce mode d’expression permettait de récupérer la couleur, quitte à abandonner l’expressivité des formes. L’esprit de Decœur commençait à renaître, sans référence à celui-ci, en général : rares furent ceux qui, tel Jean Girel, prirent la peine de venir voir les cinq cent soixante et onze vases de cet artiste que conservent les réserves de notre musée, afin de s’y confronter lors de l’exposition de Sèvres, en 1983, « De la terre et du feu, cinq potiers contemporains ». Justement, cette année-là, sur ces cinq potiers – Champy, Montmollin, Ben-Lisa, Girel et Bayle –, quatre étaient des émailleurs, et ce fut splendide.

Les émailleurs connurent un réel succès, durable, de Daniel de Montmollin à René Ben-Lisa, de Champy (qui n’est pas qu’émailleur, lui sait réaliser des formes superbes) à Fouilhoux, en passant par tous les autres, dont Jean Girel. Il me semble qu’avec eux, les Français ont des rapports paisibles : les vases émaillés ne peuvent pas être laids, et l’on sait le souci de nos concitoyens de ne jamais faire de « fautes de goût ». Ce succès pourtant, ne fut pas aisément acquis dans le monde des céramistes (jaloux ?) : Jean Girel raconte encore, dans un éclat de rire, qu’il fut traité de « bourgeois ! » par les hommes du grès brut. Et il faut avoir vécu à cette époque dominée par l’idéologie marxiste pour savoir ce que ce terme contenait de mépris.

Tous les émailleurs ne furent pas des professionnels, et, avec un peu de travail, cela ne se voyait pas trop. La passion des « hautes températures » triomphait, rendue possible par l’acquisition de fours à grès. Désormais, il n’était plus nécessaire de lutter contre la nature pour monter en température : un tour de bouton et l’objectif était atteint ; il ne s’agissait plus que d’attendre patiemment (courageusement ?) le défournement. Quant aux couvertes elles-mêmes, elles étaient le fruit du perfectionnement des recettes fournies par Leach ; chacun les adaptait à sa manière, à son four, à sa passion. Les formes se voulaient pures ; dans beaucoup de cas, elles étaient simplistes. Autour des véritables céramistes, d’innombrables potiers nés des errements de mai 1968 se sont lancés dans des productions qui n’étaient même pas déplaisantes : qui ne risque rien n’aboutit à rien, qu’à l’ennui.

Cette passion toujours inassouvie, toujours fructueuse en recherches, en tentatives, en espoir, en désespoir eut un effet inattendu, et remarquable : lorsque, à partir de 1980, la mode en passa, elle avait permis à un nombre considérable de potiers-rêveurs impénitents, comme par inadvertance, d’apprendre en secret leur métier. À courir derrière les grès chinois, ils avaient appris leur technique, exactement comme un musicien fait ses gammes, une danseuse ses exercices à la barre. Quand ils voulurent exprimer leur art personnel, ils savaient tout faire, et purent le faire. Un Coville, un Lanos sont d’excellents exemples de cette transmutation d’émailleurs en artistes. Ils en sont tout heureux ! Et nous avec eux, bien sûr.

L’orientalisme mène à tout à condition d’en sortir ; on y venait, mais par une autre voie, orientaliste et libératrice, celle des « basses températures », le raku. Les artistes de l’émail qui dominaient leur technique pour en faire un mode d’expression sont, eux, toujours présents et créateurs. La virtuosité technique n’est pas encore réhabilitée, mais le temps viendra bientôt où l’on pourra la reconnaître, nécessairement.

Céramiques concernées