Le grès sauvage, triomphe des années 1970
- La céramique d'artistes : ses origines
- Après Picasso : la fidélité à la faïence
- Le grès sauvage, triomphe des années 1970
- L'émail, la séduction de la couleur
- Les installations, la virtuosité
- La terre cuite, symbole d'indépendance
- Le raku, une révolution comme on les aime
- La ronde-bosse, la figuration en question
- Le décor, encore et toujours
D’où vient l’idée de réduire la céramique au seul emploi du grès le plus sommaire, le plus brutal, le plus agressif ? Nous en trouvons, en France, l’expression la plus pure à La Borne dans les années 1950-1980 à travers l’œuvre de bien des artistes, pas de tous néanmoins, le grès pouvant parfaitement se prêter à la sophistication.
Influences
Manfred Schneckenburger, dans L’Art au xxe siècle11. Karl Ruhrberg, Manfried Schneckenburger, Christiane Fricke et Klaus Honnef (sous la direction d’Ingo F. Walther), L’Art au xxe siècle, II, Sculpture, nouveaux médias, photographie, 2000, p. 491-495., se pose clairement cette question, à l’échelle mondiale : d’où vient ce goût pour la sculpture informelle, pour l’expressionnisme abstrait ? Il propose ces éléments de réponse : « Les ancêtres en sont Picasso, dont La Chouette (1933) au plumage amorphe est d’un effet loqueteux, et Lipchitz, dont les jaillissantes ondulations de l’œuvre tardif jettent un pont vers des conceptions baroques. Les pères – c’est là un fait significatif – sont des peintres22. Karl Ruhrberg, Manfried Schneckenburger, Christiane Fricke et Klaus Honnef (sous la direction d’Ingo F. Walther), L’Art au xxe siècle, II, Sculpture, nouveaux médias, photographie, 2000, p. 492.. » Un peu plus loin : « La proximité du biomorphe et du minéral, de la croissance et de la décomposition tient du Zeitgeist [« l’esprit du temps »] dans lequel une nouvelle liberté créative se confond avec les évocations du matériau33. Karl Ruhrberg, Manfried Schneckenburger, Christiane Fricke et Klaus Honnef (sous la direction d’Ingo F. Walther), L’Art au xxe siècle, II, Sculpture, nouveaux médias, photographie, 2000, p. 493.. »
Cet auteur nous parle de l’influence des peintres et, somme toute, du désir de renier tout ce qui a constitué, jusqu’à cette date, « les beaux-arts ». Il cite ailleurs l’Américain Peter Voulkos. Est-il nécessaire d’en appeler à une influence si lointaine (quand a-t-il été connu en France ?). Celle, plus directe, de Picasso suffit ; il a lui-même influencé Voulkos. Notons que Lucio Fontana, à cette époque (1959-1960), créait des boules creuses en bronze44. Karl Ruhrberg, Manfried Schneckenburger, Christiane Fricke et Klaus Honnef (sous la direction d’Ingo F. Walther), L’Art au xxe siècle, II, Sculpture, nouveaux médias, photographie, 2000, p. 492. qui ne sont pas éloignées de l’esprit de bien des pièces en grès de La Borne : le mouvement, pour étrange qu’il fût, n’était pas spécifiquement français.
Faut-il invoquer le Zeitgeist ? Certainement. L’origine germanique de ce terme ne fait que confirmer combien l’influence allemande grandissait alors dans tous les domaines : les conceptions du Bauhaus envahissaient alors les esprits (même si la céramique fut moins concernée par ce phénomène). Or, le grès est le matériau céramique germanique par excellence (avec la porcelaine et sa capitale, Meissen). Les Français n’ont cependant jamais adopté la « matière » des grès allemands, d’apparence inerte car trop purs, préférant conserver les pyrites et autres impuretés dans la pâte.
Il ne faut pas négliger, en outre, l’influence japonaise. Les expositions qui eurent lieu peu après 1950 au musée Cernuschi à Paris et au musée municipal de Vallauris55. En 2006-2007, Christine Shimizu a présenté au musée national de Céramique les collections de grès japonais contemporains de ce musée et d’autres musées français et européens dans une exposition intitulée « Tôji : avant-garde et tradition du Japon ». permirent aux Français de découvrir les grès japonais de Bizen. Ils sont bruts, grands, impressionnants ; ceux qui les ont vus ne peuvent les avoir négligés, pourtant aucun céramiste n’en a jamais parlé.
On doit enfin penser au rôle de l’atmosphère politique de l’époque, dominée par l’idéologie marxiste. Ceci ne devait pas jouer en faveur des valeurs platoniciennes, ou chrétiennes. À un moment où l’esprit anarchiste s’imposait, chacun en rajoutait dans les exigences du dépouillement, puis de l’expressionnisme. Cette production prit la forme d’une véritable dictature : il devint « obligatoire » de l’admirer, condition sine qua non, selon le témoignage de Jean Girel, pour ne pas susciter le mépris et se faire traiter de « bourgeois ».
La céramique à La Borne
Le haut lieu de cette production fut, en France, le village de La Borne, situé dans le Cher, à l’emplacement de carrières à grès d’excellente qualité. Ce village, où cette fabrication relève d’une tradition ancienne aussi bien que vivante, attira à partir de 1940 de nombreux artistes, comme Saint-Amand-en-Puisaye l’avait fait à la fin du xixe siècle. Les Parisiens et autres Français vinrent par vagues successives y apprendre le métier auprès de maîtres qui en connaissaient les tours et détours, et la conduite de grands fours couchés, qui permettaient encore de fournir la demande des fermes et cuisines de la région. La production traditionnelle utilitaire était pourtant de moins en moins importante, même si les statuettes évoquant les figures populaires du village demeuraient une source d’inspiration séduisante.
Deux grandes périodes se sont succédé entre 1945 et 1980.
1945-1955
Les artistes les plus caractéristiques de cette époque, et à bien des égards les plus importants, furent les Lerat, Jean et Jacqueline. Il était sculpteur, elle était céramiste. Il vint à La Borne en 1941 à l’instigation de François Guillaume galeriste et collectionneur, qui lui demanda de revivifier la tradition des statuettes populaires anciennes fabriquées en ce lieu. Jacqueline Bouvet y arriva en 1943. Ils se marièrent en 1945 et s’installèrent dans l’atelier de Paul Beyer, dont ils prolongèrent, avec humour, la tradition. Ils restèrent à La Borne jusqu’en 1955.
Cette période, où la faïence jouait encore un rôle prépondérant, fut donc celle de l’influence populaire et chrétienne, les deux courants tendant vers la production des mêmes statuettes (des Lerat et de Derval, par exemple) foncièrement figuratives mais, parfois, déjà étrangement « décalées » par rapport à la vision strictement réaliste des choses. Pour tous, faïenciers et gens du grès, les Salons de l’imagerie et de l’art sacré, les revues L’Art sacré et Zodiaque (revue de l’abbaye bénédictine de la Pierre-qui-Vire) étaient des hauts lieux de promotion, non seulement de leurs œuvres (crèches, icônes, etc.), mais surtout du « bon goût » sobre, éloigné de tout « saint-sulpicianisme », prêchant l’admiration de l’art roman plutôt que du gothique (sans parler du baroque).
Certains traits étaient encore communs au grès et à la faïence : mêmes formes lourdes, même goût pour la dissymétrie. Mais qui aurait pu imaginer que l’on aimerait désormais les couleurs les plus sourdes, les matériaux les plus grossiers ?
1955-1980
À partir de 1955, les Lerat partirent pour Bourges, Jean devant enseigner la sculpture à l’école des Beaux-Arts. C’est alors qu’ils adoptèrent ce style très étrange, aussi naturaliste qu’abstrait. Qui peut ne pas voir, dans ces formes molles, un obèse gras au ventre nu, sexe dressé bien qu’il ne soit pas représenté66. Cf. le catalogue de Mireille Bazin (sous la directions de) L’Europe des céramistes, Revue de la Société d’encouragement aux métiers de l’Art (no 38, mai 1989), Paris, p. 126. ? Rémi Bonhert œuvre encore dans ce style. Bien des pièces d’Élisabeth Joulia sont de la même veine, quelles qu’en soient les différences, les allusions sexuelles étant d’ailleurs plus fréquentes chez cette dernière77. Soulignons ici le nombre de femmes céramistes (phénomène tout à fait nouveau, si l’on excepte, au xixe siècle, Camille Moreau-Nélaton) ayant œuvré à cette époque : Francine Del Pierre, rejointe par Fance Franck, Élisabeth Joulia, Nicole Giroud, sous la houlette d’Yvonne Brunhammer, conservateur du musée des Arts décoratifs de Paris et de Fina Gomez, collectionneuse qui organisa des expositions internationales ; elles firent de la céramique un mode de libération de tous les tabous, pour accéder au libertaire.. Point n’est besoin de donner ici la liste de tous ceux qui ont adopté ce genre : il était devenu commun à tous… dans toute l’Europe. Même Alain Girel n’y a pas échappé !
C’est que, après l’explosion de bonheur et de couleurs qui avait marqué l’après-guerre, était apparu dans toute la société un goût tenace pour le « rustique sinistre ». La mode était aux maisons de campagne aménagées en fermettes, avec poutres apparentes, murs couverts de toile de jute, lourdes tables de chêne et vaisselle en terre épaisse. Une institution comme la manufacture nationale de Sèvres souffrit beaucoup d’un tel engouement : son rôle est de produire le sommet de la sophistication, et celle-ci se voyait brutalement reléguée dans l’enfer du « mauvais goût ». Il fallut toute l’énergie de son directeur, soutenu par le talent de son directeur de fabrication Antoine d’Albis88. On trouvera la reproduction de la plupart des créations de cette période reproduites dans le catalogue Porcelaines de Sèvres au xxe siècle, Paris, RMN, 1987. et de l’archiviste-bibliothécaire Tamara Préaud99. Serge Gauthier et Tamara Préaud, La Céramique, art du xxe siècle, Fribourg, Office du livre, 1982. Qu’il nous soit permis de rendre hommage à Jean Hirschen, directeur de cette grande maison d’édition, l’Office du Livre, qui fut à l’initiative d’un grand nombre de publications concernant la céramique., pour que la volonté d’André Malraux soit mise en œuvre et que, parallèlement à la traditionnelle production de semis d’or sur fond bleu de Sèvres, naissent de véritables œuvres d’art contemporaines. Parce qu’il s’agissait de créations, le dilemne rusticité-sophistication se trouva ipso facto contourné… Sur le moment, tout fut unanimement condamné, même les superbes Autruches en forme de bar d’appartement de Lalane.
Pour le reste : formes lourdes, épaisses ; finie la couleur, considérée comme clinquante et remplacée par des teintes obscures, du marron au gris, de l’écru au noir ; pas de décor. Et, effectivement, ces pièces échappaient en principe au problème du bon ou du mauvais goût : elles appartenaient à un genre qui, venu d’ailleurs, ne relevait pas de notre culture.
Les céramistes jouissaient alors de diverses structures leur offrant de confronter leurs travaux. Le Salon des ateliers d’art se tenait alors chaque année en janvier et en septembre, à la porte de Versailles, à Paris. Dans de grands hangars, l’essentiel de la production des artisans français s’exposait, à peine trié. La visite en était fascinante, l’exercice consistant à repérer le meilleur alors que le regard était toujours perturbé par la vision d’objets de moindre qualité. Comme ce salon avait été créé après-guerre par le syndicat des céramistes, ceux-ci y venaient nombreux, dans l’espoir qu’un galeriste leur permettrait d’accéder au rang d’artiste.
Autre rendez-vous, la Biennale internationale de Vallauris fut créée en 1968. Les catalogues permettent de suivre pas à pas l’évolution des goûts, à défaut d’offrir un regard sur celle de la production des maîtres, car ceux-ci supportaient mal d’avoir à se soumettre au jugement d’un jury. On doit souligner la présence, très pesante, des pièces venues de l’Europe de l’Est : celles-ci criaient à qui voulait les entendre leur désespoir. Ainsi flottait-il dans ces manifestations une sourde angoisse. En ces temps où le marxisme allait pour ainsi dire de soi, où la guerre du Viêt-nam contraignait à l’anti-américanisme, des objets inspirés par un vrai désespoir imposaient leur présence.
D’autres trouvèrent dans l’apparente monotonie du grès une sorte de nourriture quasi spirituelle : en communion avec les céramistes de l’Orient extrême, ils remirent et remirent encore sur le tour la terre en question, la travaillant dans sa totale nudité comme ne cessèrent de le faire les potiers de La Borne, renonçant alors à toute naïveté, à toute figuration. Certains recherchaient des formes et des surfaces pleines de vie. Non loin de là, à Saint-Amand-en-Puisaye, un Robert Deblander soumettait au contraire ses grès au rigoureux travail de l’épure.
L’exposition « La Céramique contemporaine » qui eut lieu à la bibliothèque Forney, à Paris, en 1978, présenta l’apogée de cette période. La couleur était bannie. Y figurait un corps en céramique brute, enfermé dans des nœuds en corde, œuvre de Michel Delmotte. On reproche souvent à la céramique de toutes les époques d’être en retard par rapport à l’évolution des arts contemporains. En ce temps, elle était largement en avance.
La rébellion, cependant, approchait. Elle eut lieu en 1977, au symposium de La Borne qu’avaient organisé les potiers du village, fédérés autour de la personnalité d’Alain Girel. Plus de cent vingt céramistes apportèrent des exemples de leur production, fabriquèrent de nouvelles pièces, dont ils remplirent un grand four rond couché capable d’en contenir environ trois mille ! La confrontation nord-sud fut violente. Les représentants de la manufacture de Sèvres furent agressés par ceux du grès, soutenus par d’autres. Fidélités et inimitiés perdurent depuis lors.
En 1981, l’exposition organisée par Yvonne Brunhammer à Paris, au musée des Arts décoratifs, « La Céramique contemporaine, source et courants », mit formellement les choses au point : les artistes nés après la guerre de 1939-1945 allaient prendre le pouvoir.
Cette exposition marquait la fin de l’hégémonie du grès ; on allait pouvoir l’aimer.